28 juin 2019

Les retraité-e-s

Le service public : la seule richesse de ceux qui n’en ont pas !

La fonction publique en danger (suite). Intervention de Jean-Bernard SHAKI lors de l’AG des retraité-e-s le 14 juin 2019

Le fond de l’affaire, c’est bien le tournant historique pris par le capitalisme depuis 1980 qui impose ses logiques de dérégulation, privatisation, retrait de l’État social et mondialisation financière. Ce virage, dit néolibéral, débouche sur une précarisation de la condition salariale. Travailler revient à accepter d’être en sursis, précaire, interchangeable, remplaçable à tout moment, soumis à des impératifs de rendement, d’accélération de tâches souvent inaccessibles... Autrement dit, le travail perd son sens pour ne rester qu’une marchandise. Le développement très rapide de l’informatique, de la robotique, des big data, permet des transformations du salariat qui peuvent aller jusqu’à sa disparition : ubérisation, livraison par drone chez amazone, revente des données personnelles… Le libéralisme prend ainsi appui sur les immenses avancées technologiques pour amener l’humain à n’être qu’une monnaie d’échange !

Ce basculement historique substitue à l’objectif de bien commun l’injonction faite à chacun de sacrifier sa vie au nom d’une doctrine austéritaire présentée comme incontournable et qui s’autorise à présenter comme privilégiés les retraités, les fonctionnaires et les cheminots.
C’est le rêve des libéraux : se débarrasser des conquêtes de la libération, des services publics de proximité, de la fonction publique et de la Sécurité sociale ! Ce rêve devient réalité sous nos yeux : fin de l’égalité d’accès, de l’aménagement du territoire, la charité remplaçant la solidarité...
Après la loi travail et la remise en cause du statut des cheminots, le gouvernement veut appliquer à la FP le même traitement. Tout statut protecteur serait obsolète. Seul le contrat de gré à gré serait moderne. Rappelons-nous le débat sur la hiérarchie des normes et voyons comment sont traités les non titulaires de l’Éducation nationale. Il est évident que le statut comporte des protections collectives alors que le contrat laisse le travailleur isolé devant son patron ou son chef hiérarchique.
A ces logiques mortifères, nous opposons le service public au cœur du pacte républicain et démocratique de la France.

Pour retrouver le chemin d’une société réellement solidaire et démocratique, il nous faut débattre du sens de nos luttes autour du service public et mieux faire partager notre conviction de son rôle émancipateur et du combat d’avenir qu’il représente. Et ce d’autant plus que certains biens communs aussi vitaux que l’eau, l’air, la santé, la nourriture ou l’éducation sont de plus en plus menacés d’appropriation par le marché ! Marché des droits à polluer : multinationales de l’eau, marché des vaccins et médicaments, accaparement des terres, spéculation sur les matières premières, déforestation, destruction de la planète… Tout pour le profit maximum !
La reconquête des biens communs de l’humanité est une condition nécessaire pour « faire ensemble » et donc « vivre ensemble ». C’est ce « commun », cette fabrique du « commun » qu’il faut réhabiliter car elle renvoie à une pratique collective de démocratie et à une forme de souveraineté populaire dans laquelle sont associés les usagers et les salariés qui se consacrent à la gestion de ces biens communs.
Pour faire en sorte que les biens communs échappent à la sphère marchande, il est indispensable de débattre des formes d’organisation et des régimes de propriété adaptés : administrations publiques, service publics, entreprises publiques nationalisées, pôles publics, coopératives de production... Tout cela sous le contrôle des usagers, des salariés et des citoyens.
Les besoins sont immenses : éducation, communication, santé, transport, culture, logement… S’y ajoutent aujourd’hui des besoins nouveaux : dons du sang, dons d’organes, petite enfance, perte d’autonomie, internet haut débit, statut social de la jeunesse, formation tout au long de la vie…N’est-il pas indispensable par exemple d’enlever au marché le monopole sur la mort, un business juteux de 2,5 milliards d’euros ?
Il nous faut également reprendre la main sur les autoroutes en les renationalisant pour faire cesser le scandale des super- profits générés pour Vinci et autres ! Et nous battre contre la privatisation des barrages hydrauliques et de l’aéroport de Paris.
Les réponses à ces attaques sont multiples mais la France a deux atouts très performants qui sont la fonction publique et le service public. Avant de les aborder, voyons qui sont ces salariés qui se consacrent à la gestion de nos biens communs.

Les fonctionnaires

Les fonctionnaires représentaient fin 2016 un total de 5,67 millions de personnes, cela sur une population de 29,2 millions d’actifs de 15 à 64 ans à la même période et 26,2 millions de personnes ayant un emploi. En d’autres termes, les fonctionnaires représentaient 19,4 % des actifs et 21,6 % des personnes ayant un emploi. La traditionnelle idée qu’un Français sur cinq est fonctionnaire est donc correcte.
La plus importante part est celle de la fonction publique d’État (FPE) qui regroupe 2,5 millions de personnes dans les ministères, les services de l’État au niveau local (préfectures, rectorats, directions départementales...), ainsi que ceux travaillant dans les établissements publics administratifs rattachés aux différents ministères. On y trouve donc aussi bien les conseillers de ministres que les policiers, instituteurs, surveillants pénitentiaires, militaires, chercheurs, employés du trésor public, de musées, de l’environnement... La liste est longue.
La fonction publique territoriale (FPT) compte un peu moins de 2 millions de personnes et regroupe les personnels des collectivités territoriales (communes, départements, régions), des structures intercommunales (communautés d’agglomérations, communautés de communes…), des établissements publics et des offices publics d’HLM.
Enfin, la fonction publique hospitalière (FPH) regroupe près d’1,2 millions d’agents dans les établissements d’hospitalisation publics, les maisons de retraite publiques, les établissements publics ou à caractère public relevant des services départementaux de l’aide sociale à l’enfance, les établissements publics pour mineurs ou adultes handicapés ou inadaptés, les centres d’hébergement et de réadaptation sociale publics ou à caractère public.
En 2014, la masse salariale de la fonction publique (tous fonctionnaires y compris les retraités) représentait 278 milliards d’euros, soit 13% du PIB.
On a calculé qu’ils rapportent près de 350 milliards d’euros par an.

La fonction publique à la française

Le service public pour répondre de manière la plus efficace aux défis posés par notre société et aux besoins émergents de la population, exige une fonction publique à la hauteur de ses missions renforcées et renouvelées. Cela suppose pour ses agents une formation adaptée, des qualifications de haut niveau, un statut et des moyens humains et matériels suffisants.
Le statut de la fonction publique élaboré à la Libération par Maurice Thorez et élargi en 1983 par Anicet Lepors repose sur les principes suivants :
Le principe d’égalité d’accès sur la seule base des compétences des candidats vérifiées par la voie des concours, ce qui permet d’éviter les pistons et passe-droits divers !
Le principe d’indépendance des fonctionnaires vis-à-vis du pouvoir politique comme de l’arbitraire administratif. C’est le système de la « carrière » où le grade, propriété du fonctionnaire est séparé de l’emploi qui est lui, à disposition de l’administration.
Le principe de citoyenneté qui confère au fonctionnaire la plénitude des droits des citoyens y compris le droit de grève que certains voudraient remettre en cause.
Cette conception du fonctionnaire citoyen n’est pas trop répandue en Europe. Elle s’oppose à celle du fonctionnaire sujet que Michel Debré définissait ainsi dans les années 50 : « Le fonctionnaire est un homme de silence. Il sert, il travaille, il se tait. »
C’est sur cette base qu’a été construite la fonction publique à trois versants : d’État, territoriale et hospitalière, à la fois unifiée dans ses principes et diversifiée dans ses missions. C’est cette architecture qui est aujourd’hui remise en cause par la volonté d’éclatement des corps de la fonction publique.
Cela se conjugue notamment par un recours accru aux contractuels. La suppression des compétences des commissions paritaires, la fusion des CHSCT avec les CT dans une instance fourre-tout, les mobilités forcées pour supprimer des pans entiers du service public et bien sûr le projet de supprimer 120 000 postes qui n’est que remis à plus tard mais nullement abandonné. Les prochaines étapes déjà programmées étant la remise en cause du temps de travail pour les fonctionnaires d’État puisque le gouvernement entend généraliser les 1 607 heures annuelles contraires aux statuts particuliers des enseignants, des CPE et des PSY-EN. Le droit de grève peut être rapidement remis en cause comme en Allemagne où les fonctionnaires d’État en sont privés. Le code des pensions, partie intégrante du statut dans la FPE, est abandonné dans le projet de retraite à points.
Cette fonction publique doit résister aux attaques contre les statuts qui, s’appuyant sur une fausse opposition entre le public et le privé, veut dénoncer les « privilèges » des premiers et parmi ceux-ci l’emploi protégé et le salaire à vie. Les oppositions public-privé sur le calcul des retraites servent de prétexte à une casse généralisée du système afin d’économiser de 60 à 100 milliards d’euros sur les pensions d’ici 30 ans.
La fonction publique doit résister à une véritable offensive tendant à la démanteler : privatisation comme l’enseignement professionnel confisqué par le patronat ainsi que le service public de l’orientation, réduction du périmètre de ses missions dans la fonction publique territoriale (entretien des écoles, crèches, cantines …), entrée du privé dans les hôpitaux publics, mise en concurrence des établissements entre eux, management issu des DRH privés. Tout va dans le sens d’une casse généralisée de la fonction publique à la française.

La défense de la fonction publique est indissociable de la défense des services publics et inversement pas de services publics sans fonction publique !

Services publics et secteurs publics

Le service public peut être défini comme une activité d’intérêt général prise en charge par la puissance publique. Ce sont celles qui garantissent l’accès à des droits essentiels comme se former, se soigner, se cultiver, se déplacer. Rappelons ici le préambule de la constitution de 1946 conservé dans celle de la 5è République de 1958 : « Tout bien, toute entreprise dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » Les services publics sont en partie assurés par les services de l’État ou des collectivités locales ou par des établissements publics, en principe gratuits pour l’usager comme la police, la justice, l’éducation, l’état civil ... Il existe également des services publics dans le champ commercial ou industriel. Ces EPIC, établissements publics industriels et commerciaux, tirent une partie de leurs ressources auprès de leurs usagers. Exemple : EDF, GDF, SNCF, RATP, AIR France, France télécoms. Ce sont ces entreprises qui sont d’abord dans le collimateur de Bruxelles qui considère que les services publics à la française sont un obstacle à la concurrence, mettant en avant la notion de service d’intérêt général et affirmant que les services au public (à ne pas confondre avec services publics) sont mieux rendus par des sociétés privées ! Avec la complicité des différents gouvernements français, l’Europe libérale a réussi à faire passer la part du secteur public dans l’emploi de 19 % à 5,5 % en 20 ans (de 1995 à 2005). Ce secteur qui produisait 1/4 de la richesse nationale en 1980 n’en produit plus que 6 % 30 ans plus tard. Il compte moins de 800 000 salariés aujourd’hui ! Les objectifs affirmés de Bruxelles sont multiples : casser les statuts des personnels en commençant par recruter les nouveaux entrants hors statut (voir ce qui s’est fait à France Télécoms devenu Orange) puis privatiser et/ou vendre l’entreprise à la découpe en réduisant la part du public qui ne conserverait que les dettes, les profits étant privatisés et versés majoritairement aux actionnaires. Le périmètre de l’intervention de l’État se réduit comme peau de chagrin. Des domaines stratégiques comme la DCN, Alsto, Areva, sont bradés sous le prétexte de réduire l’intervention de l’État qui doit ainsi respecter les critères de Maastricht sur le déficit et la dette.

L’urgence du contre choc : l’intérêt général contre la logique marchande

L’enjeu de la lutte pour les services publics, c’est d’abord de remettre la main sur les domaines stratégiques : énergies, transports, banques, santé, éducation... Mais c’est aussi de garantir aux personnels de ces secteurs des statuts qui les mettent à l’abri des attaques du libéralisme. En ce sens le combat des cheminots pour le service public du transport sur tout le territoire était indissociable de la défense de leur statut.
Garantir ces droits pour tous demande des investissements considérables qui sont soustraits pour le long terme de la loi du marché. Cela rentre frontalement en opposition avec la logique capitaliste de rentabilisation à court terme et de concentration des investissements sur les segments du marché les plus rentables. L’exemple de la Sécurité sociale est convaincant : les salariés ont soustrait près de 700 milliards d’euros au marché soit près du tiers des richesses produites dans le pays !

Pour un financement du service public correspondant aux besoins des citoyens

Quelle part des richesses produites est-on prêt à consacrer au service public ? Aujourd’hui en comptant la Sécurité sociale, c’est près de 57% du produit intérieur brut qui y est consacré et c’est insupportable pour les libéraux de tous ordres qui n’ont de cesse de mettre en avant « les coûts, les charges… » alors qu’il s’agit d’investissements pour le présent et l’avenir. Il nous faut répéter sans cesse que si l’on souhaite une accessibilité de tous aux biens communs, cela passe forcément par un financement collectif.
Cela permet d’aborder la question du consentement à l’impôt, encore faut-il que la fiscalité soit juste. Ce qui pourrait être le thème d’un prochain article.

Quelques priorités qui peuvent constituer des axes de lutte :

  • moratoire sur les fermetures, les restructurations, les privatisations de services publics : classes, écoles, hôpitaux qui ne peuvent être remplacés par les « maisons du service au public » ;
  • associer les usagers, les personnels, les élus, à tous les niveaux ;
  • renationaliser des secteurs stratégiques comme l’énergie, les transports, les autoroutes, la SNCF ;
  • municipalisation de l’eau ;
  • service public du logement ;
  • des moyens pour les EHPAD publics ;
  • garantie des statuts, intégration des auxiliaires et des précaires ;
  • Sécurité sociale à 100% ;
  • centres de santé publics ;
  • Etc.

En guise de conclusion, quelques lignes d’Anicet Lepors

« L’idéologie dominante voudrait nous faire admettre que le libéralisme est la fin de l’histoire, que l’entreprise privée est le paradigme de toute organisation sociale et le management l’expression d’excellence de la citoyenneté. La crise de civilisation dans laquelle nous nous trouvons a le sens d’une « métamorphose » déjà engagée par le développement des interdépendances, des coopérations, des solidarités. Des valeurs et des principes universels tendent à s’affirmer, des moyens matériels et immatériels se mettent en place au niveau mondial et continental, l’affirmation du genre humain comme sujet de droit sera la grande affaire du 21è siècle. Toutes ces notions qui prennent corps, souvent dans les souffrances et les violences se condensent en France dans le concept de service public dont la fonction publique est l’essentiel et une pièce maîtresse du pacte. »

Jean-Bernard SHAKI